La poésie envoûtante des Pêcheurs de Perles à Bordeaux
La toile de fond, peinture originale du décorateur Tom Schenk, toute en taches mouvementées et floues, fait penser aux marines vaporeuses de Turner. Cette toile se marie à la peinture du sol de même style, fondant ainsi le ciel dans la mer, et la mer dans la grève. Jouant avec quelques éléments épars, comme des leitmotifs visuels -la barque du pêcheur, la nasse-, les changements de scène sont effectués en variant les positions, le nombre des bateaux, leur éclairage, leur ombre. Une barque suspendue et illuminée fait un croissant de lune horizontal pour éclairer la nuit. Un bateau renversé, un lit sur la grève, et dans la dernière scène, un bateau suspendu en flammes signale l’incendie du village. Les éclairages de Fabrice Kebour transforment magiquement le jour en nuit, en aube, en orage.
Les Pêcheurs de Perles par Yoshi Oïda (© Frédéric Desmesure)
Cette poésie visuelle au service de l’œuvre musicale seconde les chanteurs qui, chacun à leur manière, privilégient la poésie d’une litote musicale, d’un phrasé nuancé plutôt que la franchise ouverte du style italien. L’auditoire peut apprécier le célébrissime duo « Au fond du temple saint » où la voix lumineuse du ténor Sébastien Droy (Nadir) et celle du baryton David Bizic (Zurga), souple et d’un timbre comme chocolaté opèrent une belle fusion. Dans le rôle de Nadir, le ténor Sébastien Droy fait preuve d’une ravissante tendresse, notamment dans l’air « Je crois entendre encore » qu’il chante, comme c’est devenu de rigueur, dans le vieux style français, poétique et tendre, en laissant flotter les aigus dans une voix mixte, ressemblant au fausset.
Les Pêcheurs de Perles par Yoshi Oïda (© Frédéric Desmesure)
Joyce El-Kouhry, dans le rôle de Leila, d’abord mal à l’aise, commence avec un ton étrange, raide et peu clair, mais elle trouve son assurance par la suite, et nous régale d’une interprétation particulièrement nuancée : des phrases entières filées, des pianissimi exquis, des diminuendi à couper le souffle (celui des spectateurs, pas le sien !) de vrais trilles, des mordants ultra-rapides à la manière ancienne. Dans ses pianissimi, elle est parfaitement audible, même contre les cors de l’orchestre (félicitons pour cela la direction très attentive de Paul Daniel). Notons aussi de belles inflexions, une voix tremblante, détimbrée de peur (quand elle brave la colère de Zurga), d’un effet saisissant. Si, dans certains passages plus dramatiques, ses aigus manquent de beauté, la voix devenue droite, cela ne nuit pas à l’impression finale d’une interprétation remarquable.
Joyce El-Kouhry - Les Pêcheurs de Perles par Yoshi Oïda (© Frédéric Desmesure)
David Bizic est exceptionnel dans le rôle de Zurga. Au baryton de fournir la violence du drame, grâce à sa voix riche et belle dans tout l’ambitus. Sa puissance léonine est un délice féroce dans les moments dramatiques, très agile aussi, puis suave et sensuelle lorsque nécessaire. Dans le rôle de Nourabad, prêtre de Brahma, la basse Jean-Vincent Blot a du caractère et envoie des couleurs ténébreuses qui font penser à Nicolaï Ghiaurov..
Le Chœur de l'Opéra National de Bordeaux, dirigé par Salvatore Caputo, paraît quelque peu sous-peuplé dans les grandes scènes, étant parfois noyé par l’orchestre. Un océan de son aurait été davantage souhaitable, pour traduire la colère de la foule, mais ce chœur chante avec précision et justesse, avec une diction parfaitement compréhensible. Sous la baguette de Paul Daniel, l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine sert de manière remarquable la partition de Bizet. Il est éblouissant de précision et de virtuosité : tous les solistes sont impeccables.
Les Pêcheurs de Perles par Yoshi Oïda (© Frédéric Desmesure)
Grâce doit ainsi être rendue à l’équipe animée par Yoshi Oïda, au service de la musique de Bizet et des chanteurs, préservant la poésie de l’œuvre sans se mettre vaniteusement en avant. Sa mise en scène (dans laquelle Sonya Yoncheva marqua les esprits voici quelques années) est d’un minimalisme exquis, ne nous éloignant jamais de la musique, particulièrement dans le bel effet du défilé nocturne des chœurs, avec bougies, les mouvements de danseurs mimant le plongeon des pêcheurs dans l’eau, au fond de la scène, dans une chorégraphie empreinte de réalisme poétique.